Micha Perry

Pourquoi appelle-t-on Dieu « le Lieu » ? Parce qu’il est le lieu du monde, et le monde n’est pas son lieu.
Genèse Rabba, 68, 9.

1espaces savantscirculationdiaspora acteurs de savoircatégorie socialepeupleL’histoire du peuple juif est celle de sa diaspora.

2Dépourvu de centre unique, dispersé dans l’espace pour des raisons notamment politiques et économiques, partagé entre des langues et des cultures différentes, ce peuple est, malgré tout, unifié par la conscience de son identité, par son mode de vie ou par le vaste corpus de son savoir. Tous ces paramètres font de son histoire un cadre privilégié pour l’étude du fonctionnement de ce savoir, à la fois séparé de sa terre d’origine et diversifié dans les différentes aires culturelles où il s’est développé2.

3construction des savoirstraditiontransmissionL’historien russe Simon Doubnov (1860-1941) fut le premier à mettre au centre de ses réflexions la question de la transmission du savoir juif dans l’espace-temps3. Son système de pensée est métahistorique et étroitement lié à son idéologie politique. Il considère la dispersion des juifs comme un atout : ce qui était conçu comme une malédiction devint une bénédiction. Doubnov se représente le peuple juif tel un organisme vivant qu’il décrit en des termes évolutionnistes. Selon lui, à tout moment de son histoire, un lieu géographique donné (parfois deux) remplit la fonction de « centre hégémonique4 ». Ces centres se succédèrent, chacun d’eux portant la culture juive de la diaspora à un haut degré de développement, avant de transmettre le flambeau à d’autres lieux. Doubnov décrit ici un processus idéal, qui permit au peuple juif de transcender les contraintes matérielles et de devenir une nation spirituelle et culturelle. La diaspora fut en effet un moyen efficace pour prévenir l’extermination physique du peuple juif, mais aussi pour empêcher sa stagnation intellectuelle.

Entre deux terres

4espaces savantscirculationmobilitéCette étude a pour point de départ une donnée fondamentale de la théorie de Doubnov : le transfert d’un lieu à un autre et ses différentes significations. Même après avoir vécu pendant des générations sur un même territoire, les juifs ont toujours gardé une mentalité d’émigrants, conscients de vivre temporairement séparés de leur terre d’origine, dans un lieu qui n’était pas le leur. Un mot suffit à résumer cette conscience particulière de l’espace et du temps comme les peurs et les espoirs qui l’accompagnent : l’exil (galout) 5.

5Le statut même d’émigrant conduit à considérer une pluralité de lieux. Émigrer ne signifie pas seulement se déplacer, mais aussi vivre dans deux lieux simultanément ou parfois dans aucun des deux.

6Le savoir juif eut toujours deux points d’ancrage : une terre d’origine et une terre d’accueil. La terre d’origine, même si elle n’existait plus comme centre réel, demeurait cependant un lieu imaginé. À cette géographie duelle s’ajoutent une double temporalité, entre présent et passé, et une double existence, entre réalité et imaginaire.

7construction des savoirstradition inscription des savoirslivretexte espaces savantslieutempleCes relations complexes ont engendré un processus historique de grande ampleur, au cours duquel le savoir juif se détacha du lieu réel. Ce processus commença dans l’Antiquité, lorsque, après la destruction du Temple, l’homme, le Sage, devint le dépositaire du savoir. Ce déplacement rendit possibles les migrations du savoir de la Terre sainte vers d’autres régions. Au Moyen Âge vit le jour une nouvelle étape de ce processus : le savoir commença à s’inscrire dans le texte, et le Talmud de Babylone prit la place de la Babylonie. Enfin, au terme de cette période, le savoir devint son propre lieu : il devint coextensif au monde juif dans son ensemble et il en forgea l’unité, par-delà la dispersion géographique. Le livre, garant du savoir, devint un dispositif d’archivage de la tradition où, sur une même page, étaient réunis tous les lieux investis d’autorité et toutes les opinions qui s’y étaient affirmées. Ce processus d’abstraction géographique fit de ce savoir le patrimoine commun de l’ensemble du monde juif. En contrepartie, le poids de cet héritage partagé fit disparaître les traditions locales. Puis, à partir du xvii e siècle, le savoir s’inscrivit à nouveau dans une géographie : dans le passage d’une société traditionnelle à une société moderne, le monde juif unifié se dispersa de telle façon que le local l’emporta à nouveau sur le global.

La terre d’Israël, un lien primordial

8acteurs de savoirstatutprêtre acteurs de savoirstatutfondateurLe mythe fondateur du peuple d’Israël fait figure d’exception dans la culture où il vit le jour, en Mésopotamie 6 : Abraham, le père fondateur, quitta sa maison et sa terre d’origine pour aller vers un lieu inconnu que Dieu lui avait indiqué. Ses fils formèrent un peuple au cours de leurs pérégrinations dans le désert, et le savoir sacré qui leur fut transmis est attaché à un lieu, le mont Sinaï, dont personne ne connaît l’emplacement exact. Pourtant, ce peuple fut tout au long de son histoire constamment tourné vers sa terre, la terre d’Israël, et vers la ville choisie par Dieu: Sion. Le Pentateuque désigne le Temple comme le lieu du savoir, déposé entre les mains des Prêtres, qui en sont les gardiens, les commentateurs et les maîtres (Deutéronome, 17,8-10). La rencontre entre ce peuple et sa terre ne dura, de fait, que la période du Premier Temple (aux environs du x e siècle av. J.-C. jusqu’au milieu du vi e siècle av. J.-C.). Ce lien subit des changements majeurs au moment du retour à Sion (en 538 av. J.-C., quand l’édit de Cyrus permit aux captifs de partir), lorsqu’une partie du peuple juif décida de rester en Babylonie. La reconstruction par les exilés d’un centre en Palestine préserva certes leur culture, mais renforça aussi celle de leurs coreligionnaires restés en exil. Dès lors, la vie en diaspora devint un trait essentiel de l’identité juive : cette vie dépendait de la Terre promise, une terre si proche et si lointaine à la fois, terre du passé, mais aussi terre d’avenir.

9espaces savantscirculationcolonie espaces savantscirculationdiasporaÀ l’époque du Second Temple (entre la fin du vi e siècle av. J.-C. et 70 apr. J.-C.), de nouvelles relations se développèrent entre le centre et la diaspora, qui connut une période d’épanouissement. À la suite de la conquête par les Macédoniens de l’est du bassin méditerranéen (332 av. J.-C.), des communautés juives vinrent s’établir dans les villes grecques, notamment à Alexandrie, en Syrie et en Asie Mineure. Au fil du temps, sous la domination romaine (63 av. J.-C.), d’autres communautés s’établirent dans tout l’Empire, la plus importante d’entre elles se trouvant à Rome. C’est à cette époque que la relation entre le centre et la diaspora prit sa forme distinctive. La diaspora oscillait entre autonomie et dépendance, intriquées l’une dans l’autre de façon paradoxale, puisque cette autonomie ne pouvait s’affirmer qu’en respectant le lien primordial avec la Palestine. Celle-ci en revanche était partagée entre son désir de contrôler la diaspora et sa dépendance envers elle. Ces deux tendances étaient le plus souvent inséparables, puisque avoir le contrôle sur la diaspora signifiait aussi en être dépendante. Cette relation complexe offre un modèle d’interaction typique entre le pouvoir central et la périphérie (diaspora).

10typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophie construction des savoirstraditionsagesseÀ cette même époque, le savoir passa progressivement des mains des Prêtres à celles des Sages. Grâce à cette révolution sociologique et intellectuelle, la connaissance, jusqu’alors réservée à une élite, devint plus accessible, et le système héréditaire fut remplacé par un système relationnel reposant sur la capacité intellectuelle et le charisme individuel. Mais surtout, le savoir lié au lieu (le Temple) reposait désormais sur l’homme (le Sage). Ce changement facilita le transfert des connaissances vers d’autres régions et permit, par exemple, aux Sages de s’établir en Babylonie ou encore à une philosophie comme celle de Philon de s’épanouir à Alexandrie.

11construction des savoirstraditiondoctrine espaces savantsterritoirecentreDes centres intellectuels concurrents se formèrent ainsi en dehors de la Palestine et subirent l’influence du contexte local où ils se développèrent. Philon d’Alexandrie en offre une bonne illustration, lui qui, pour faire le lien entre l’héritage juif et la pensée grecque, eut recours à l’allégorie. Sa doctrine séduisit pour l’essentiel des juifs qui, vivant dans des villes de culture mixte, étaient exposés à une forte influence hellénistique et confrontés aux mêmes questions philosophiques que lui. Philon résolut la contradiction en combinant deux formes de savoir, pour des lecteurs qui ne souhaitaient renoncer ni à l’un ni à l’autre : le savoir de leur terre d’origine et celui de leur lieu d’implantation. Ses écrits montrent que passer d’un lieu à un autre implique une forme de dédoublement intellectuel : être simultanément ici et ailleurs. Le savoir du lieu d’origine ne disparaît pas, mais se transforme et s’adapte à la culture de la terre d’accueil7.

12inscription des savoirslivreLa destruction du Second Temple (70 apr. J.-C.) précéda l’apparition du judaïsme rabbinique qui, selon certains, prépara à la vie en diaspora. L’époque de la Michna s’étendit sur une période d’environ deux cents ans. Cette œuvre littéraire, rédigée par Rabbi Yehuda Hanassi, détaille minutieusement les préceptes bibliques et les adapte à la vie culturelle, sociale, économique et intellectuelle de son époque. Elle est la clef de voûte qui permit à la culture juive, par la suite, de reposer sur ses fondations: la Bible, le Livre des livres. La Michna illustre simultanément l’autonomie du savoir et sa dépendance. L’autonomie est liée à la fixation écrite, qui rend possible la circulation nomade du savoir. La dépendance, quant à elle, conduit à adapter le savoir à chaque lieu et à chaque époque spécifiques, à l’exemple de la Michna qui, de fait, adapte le savoir biblique à la période gréco-romaine. Le Temple, le lieu « absolu », est pourtant toujours présent. En effet, la Michna décrit de manière très détaillée les cérémonies qui s’y déroulaient. Elle en est l’héritière8.

13construction des savoirstraditionreligion acteurs de savoircommunautéÀ la Michna s’ajoutent le Talmud de Jérusalem (appelé autrefois le Talmud de Palestine) et le Talmud de Babylone. Ils sont l’œuvre des générations de Sages qui étudièrent la Michna, en analysèrent les ressorts et adaptèrent ce savoir aux migrations successives des juifs. La communauté juive de Palestine fut fragilisée par les guerres contre les Romains, notamment lors de la révolte de Bar-Kokhba (132-135), et affaiblie par la montée du christianisme dans l’Empire, qui devint une religion autorisée et, par la suite, une religion officielle. Autant de facteurs qui expliquent, dès le v e siècle après J.-C., le déclin de la tradition talmudique en Palestine. Le Talmud de Babylone, en revanche, connut un développement continu, grâce au dynamisme de la communauté juive locale. Sa rédaction fut achevée au vi e siècle 9. Les deux Talmud reflètent les cultures où ils furent écrits : la culture romaine, puis byzantine, d’une part, et la culture babylonienne sassanide, d’autre part10. Ces écrits constituent de nouveaux vecteurs de savoir. Leur influence se fit sentir tout au long de l’histoire du judaïsme, bien après la disparition des milieux culturels où ils furent élaborés. Le Talmud de Jérusalem considère le savoir (la Michna) comme un héritage du passé : il met l’accent sur les coutumes, les traditions et la transmission de génération en génération. Le Talmud de Babylone, en revanche, s’approprie un savoir importé. Il insiste sur les facultés intellectuelles et le rationalisme normatif, il privilégie aussi les principes de la Michna qui sont porteurs de renouvellement. Un exemple suffira à illustrer les différences de perspective entre les deux Talmud. Il s’agit du récit de l’émigration en Palestine d’Hillel, l’un des pères fondateurs de la culture rabbinique. La version babylonienne raconte de quelle façon Hillel succéda à la famille des Batera (apparemment des Prêtres) en devenant Nassi (Patriarche juif) du peuple d’Israël. Alors que les fils Batera étaient dans l’incapacité de répondre à une question de droit qui leur était posée, Hillel trouva une solution grâce au syllogisme juridique, si représentatif des méthodes du Talmud de Babylone. Selon le Talmud de Jérusalem, en revanche, le couronnement d’Hillel ne fut pas le fruit de ses prouesses intellectuelles : les fils Batera entendirent la démonstration d’Hillel sans grand enthousiasme. Ce n’est qu’après avoir déclaré « c’est ce que j’ai reçu de mes maîtres Chemaya et Abtalion » qu’Hillel fut couronné par les Prêtres. Pour le Talmud de Jérusalem, c’est le lien à la tradition qui fut l’argument décisif11.

Figure 1. Détail d’une mosaïque figurant une menorah et une synagogue, retrouvée à Bet Shean, en Israël, vers 550 après J.-C. Jérusalem, musée d’Israël.
Détail d’une mosaïque figurant une  et une synagogue, retrouvée à Bet
            Shean, en Israël, vers 550 après J.-C. Jérusalem, musée
            d’Israël.

14Les deux Talmud, comme la Michna, permirent l’émergence des maisons d’étude (yeshiva, yeshivot au pluriel) où les Sages incarnaient, grâce à leur mémoire, la connaissance. Lors de leurs réunions, ils récitaient de mémoire les lois, ils les commentaient et les discutaient, ils argumentaient, polémiquaient et légiféraient. À la même époque, la synagogue, copie en miniature du Temple, en devint l’équivalent symbolique: les rouleaux de la Torah, support de la connaissance, étaient conservés dans un substitut du tabernacle. Là aussi, le livre se trouvait au centre, mais à présent au centre de la liturgie. Dans la yeshiva, le livre est étudié, analysé et commenté pour son contenu; dans la synagogue, il est l’objet d’un rituel: on le lit, on le touche, on le pare d’ornements, et il offre sa protection dans les périodes de trouble12.

La Babylonie

15espaces savantsterritoirecentre espaces savantscirculationconquêteAprès la conquête musulmane, les Geonim (titre d’honneur donné au chef d’une yeshiva, en Palestine et en Babylonie, entre le vii e et le xi e siècle) perpétuèrent la tradition des Talmud, qu’ils étudièrent, éditèrent et diffusèrent. Ces Geonim étaient à la tête des yeshivot, à Jérusalem en Palestine et, en Babylonie, à Soura, à Poumbédita, puis à Bagdad. Au fil du temps, la diaspora babylonienne gagna en puissance et en autonomie jusqu’à devenir elle-même un centre culturel et intellectuel de premier plan. Dès lors, le monde juif s’ordonna autour de deux centres, la Palestine et la Babylonie13.

16De petites communautés se formèrent dans les régions périphériques : la péninsule Arabe, l’Afrique du Nord, l’Espagne, l’Europe du Nord et de l’Est. Leur vie religieuse s’organisa en fonction de leur situation géographique, de la culture locale, de leurs traditions et de leurs conditions matérielles. On vit ainsi naître une pluralité de traditions, de coutumes et de lois.

17construction des savoirsvalidationautorité construction des savoirstraditionreligionC’est dans ce contexte qu’un conflit éclata entre la Palestine et la Babylonie, chacune cherchant à gagner à sa cause ces nouvelles communautés et à en prendre le contrôle. Les enjeux de cette lutte de pouvoir entre les deux grands centres étaient l’autorité religieuse, le contrôle des formes de pensée, du déroulement de la prière, des normes et des coutumes. Affirmer sa souveraineté revenait à statuer sur les questions religieuses et exégétiques, politiques et morales que leur soumettaient les communautés des régions périphériques.

18construction des savoirsvalidationcontroverseLes deux centres étaient en rivalité non seulement pour la suprématie, mais aussi pour le prestige et la prospérité. Les lettres conservées dans la Geniza14 du Caire en témoignent. Prenons l’exemple d’une controverse qui apparaît dans la lettre envoyée au milieu du viii e siècle par un élève de Yehouday Gaon, Pirkoy ben Baboy, à la communauté d’Afrique du Nord afin de prouver la suprématie du centre babylonien sur le centre palestinien. Cette lettre dresse l’inventaire des erreurs constatées dans les coutumes palestiniennes : ces erreurs seraient, selon l’auteur, la conséquence des persécutions romaines et chrétiennes. Ces événements, en effet, auraient contraint les juifs de Palestine à sortir du droit chemin, à choisir la dissimulation et à légiférer, animés par des mobiles apologétiques. En revanche, le judaïsme babylonien est toujours resté libre et indépendant. Même son avenir est plus radieux, puisque Pirkoy ben Baboy affirme que le Messie viendra de Babylonie ! Il conclut sa démonstration en citant le verset : « de Sion viendra la loi » (Isaïe 2,3), et identifiait par là Sion avec la Babylonie15.

19pratiques savantespratique lettréecorrespondance espaces savantscirculationréseauréseau de communicationL’éloignement géographique imposait de recourir à divers moyens de communication : le genre littéraire des correspondances fut l’un d’eux. Il nous permet de comprendre ce qu’était un centre de savoir dans la vie quotidienne de la diaspora. Les questions posées aux autorités de Babylonie étaient accompagnées de donations. Ces lettres étaient lues à haute voix dans les yeshivot et discutées en public, puis le chef de la yeshiva dictait la réponse qui était ensuite envoyée à la communauté lointaine. Un exemplaire de cette réponse était conservé et souvent, en chemin, la lettre était recopiée dans les communautés rencontrées aux différentes étapes de son parcours. Nous trouvons ainsi dans la Geniza du Caire de nombreuses lettres des Geonim de l’Orient (Masreq) destinées aux communautés de l’Occident (Magrèb). Ces correspondances, souvent regroupées en recueils, constituent un genre littéraire particulier, les Responsa (shéelot utechuvoten hébreu, « questions et réponses », Shout en abrégé). Ces recueils comprenaient des commentaires littéraux et thématiques du Talmud et traitaient notamment des règles de la vie quotidienne et des questions touchant aux croyances. La littérature des Responsa reflète l’évolution de la géographie du savoir. Jusqu’au xi e siècle, il ne fait pas de doute que le principal lieu du savoir, dans le monde juif, est la Babylonie. C’est vers elle que convergent des questions venues du monde entier : Espagne, Afrique du Nord, Europe et Byzance 16.

20La suprématie babylonienne se mesure en effet à la diffusion de sa doctrine dans l’ensemble du monde juif. Aux alentours de l’an mille, la Babylonie est le centre incontesté du savoir, alors que la Palestine décline lentement et que ses Geonim partent s’installer à Sidon. Deux communautés étaient établies au Caire, l’une babylonienne et l’autre palestinienne ; en Afrique du Nord, les communautés prospères étaient majoritairement babyloniennes, comme ce fut aussi le cas des grandes communautés d’Espagne. Byzance, la plus ancienne représentante des traditions palestiniennes, commençait elle aussi à subir l’influence babylonienne. Quant aux petites communautés qui s’étaient formées au nord des Alpes, dans la vallée du Rhin et au nord de la France, elles perpétuaient les traditions originaires d’Italie et de Byzance, tout en intégrant elles aussi l’influence babylonienne.

21espaces savantsterritoirepériphérieLa périphérie du monde juif montre clairement que la Babylonie tenait lieu de centre de savoir et de source d’autorité. Pourtant, l’éloignement géographique rendait difficile l’exercice de cette autorité. La solution adoptée fut de dissocier le savoir de son lieu afin de préserver le monopole babylonien. C’est le savoir lui-même qui fut délocalisé dans les communautés éloignées, comme un ambassadeur ou un représentant chargé de perpétuer le statut dominant de la Babylonie. La diffusion du savoir babylonien permit de mieux soumettre le monde juif à l’autorité des Geonim. La Babylonie continua ainsi à jouer un rôle politique et intellectuel dans les communautés les plus éloignées : elle restait la source de légitimité et de pouvoir, la seule médiation autorisée à faire l’exégèse de la parole de Dieu. Si le monde juif envoya d’abord ses questions (Responsa) et ses étudiants dans les écoles babyloniennes, le Talmud de Babylone fut ensuite la source d’autorité presque exclusive pour toutes les communautés: les Geonim représentaient désormais l’autorité suprême. La Babylonie devint ainsi le centre du savoir juif, non pas en le concentrant dans son lieu propre, mais en le diffusant le plus largement possible.

Transmission d’une culture : Espagne et Italie

22Ce tableau serait incomplet si nous n’évoquions pas un phénomène parallèle : l’autonomie croissante des différentes communautés. Cette autonomie ne remet pas en question la primauté de la culture babylonienne, puisqu’il s’agit d’un processus d’intégration et d’adaptation de cette même culture aux exigences locales. De façon paradoxale peut-être, l’autonomie croissante des communautés est bien la preuve que la Babylonie est restée le lieu principal du savoir jusqu’au xi e siècle. Dès le ix e siècle, de petites communautés se formèrent, se développèrent et, avec le temps, cherchèrent à affirmer leur indépendance. Ce processus n’impliquait pas une rébellion contre le savoir babylonien, mais, au contraire, reposait sur lui.

23construction des savoirstradition construction des savoirséconomie des savoirsinnovation acteurs de savoircommunautéL’autonomie des communautés locales fut favorisée par l’évolution de la situation internationale comme par le déclin de la Babylonie. Ce fut le cas, notamment, de la communauté la plus importante, celle des juifs d’Espagne, au x e siècle, âge d’or du judaïsme espagnol. Cette communauté excella dans des domaines comme la poésie, la philosophie, la grammaire, les sciences et les commentaires bibliques. Si ces disciplines s’inscrivaient dans la lignée de l’œuvre de l’un des plus grands gaon de Babylonie, Sa’adia Gaon (882-942), il serait erroné de ne voir dans le judaïsme espagnol qu’une copie du modèle babylonien. L’originalité de cette culture résulte de la rencontre entre le savoir babylonien et les traditions espagnoles, comme en témoigne par exemple la poésie : les poètes juifs espagnols créèrent un style nouveau, en adaptant l’hébreu au mètre arabe. Ezra Fleicher s’étonna de l’audace de ces poètes et de leurs emprunts à la culture environnante. Il attribua ces innovations aux élèves de Sa’adia Gaon qui vinrent de Babylonie en Espagne. Un tel renouveau, selon Fleicher, fut le résultat de la rencontre « d’une société d’assimilés ayant une idéologie conservatrice [judaïsme espagnol] avec une idéologie d’assimilation culturelle dans une société traditionnelle [judaïsme babylonien]17 ».

24Pour les communautés italiennes, plus particulièrement au sud de l’Italie, le développement culturel fut lui aussi le fruit de changements politiques. Robert Bonfil a montré comment, dans ces régions, le processus d’émancipation fut accompagné d’un sentiment de culpabilité. Cherchant à se justifier, ces communautés invoquèrent une explication historique : le transfert du savoir babylonien en Italie. Elles donnaient ainsi une légitimité à la transmission de l’autorité : selon la légende, ce fut un sage babylonien qui fonda un centre d’étude dans le sud de l’Italie 18.

25acteurs de savoirstatutfondateurCe processus n’est pas spécifique à l’Italie, il se reproduit aussi dans de nombreuses communautés juives. Leur autonomie se trouve justifiée par le transfert du savoir et de l’autorité babyloniens. La fondation de ces communautés a donné lieu à de nombreuses légendes. Pour certaines, le fondateur était originaire de Babylonie et aurait apporté avec lui tout le savoir babylonien. Pour d’autres, un des patriarches de la communauté alla étudier en Babylonie, ou se maria dans une famille de Geonim, devenant par là l’héritier de son savoir, puis, de retour dans son pays, fonda une yeshiva 19.

26Ces exemples montrent que la souveraineté de la Babylonie aux x e et xi e siècles reposait sur un compromis. Les différentes communautés devaient adapter et transformer la doctrine babylonienne en fonction de leurs besoins. Ce processus de transformation met en évidence le rôle social, politique, idéologique et psychologique que la Babylonie a joué pour les communautés éloignées. Chaque fois que celles-ci se référaient à la source de leur savoir, c’est la Babylonie qui était évoquée et rendue présente, malgré l’éloignement géographique.

27Ainsi, en diffusant ses doctrines dans le vaste monde, la Babylonie fournit-elle aux différentes communautés juives un ensemble de savoirs à partir desquels elles purent se libérer de son emprise.

France et Égypte

28La prééminence de la Babylonie sur la Palestine et son hégémonie dans la diaspora ne durèrent pas: ce fut une victoire à la Pyrrhus. La promotion du Talmud de Babylone fut une telle réussite que les Geonim tombèrent dans l’oubli. Au xi e siècle, on cessa d’envoyer des Responsa aux Geonim de Babylonie. On se mit alors à interroger les rabbins des communautés locales, en Espagne, en Afrique du Nord ou encore en Europe, en milieu ashkénaze (l’Allemagne et le nord de la France).

29inscription des savoirslivrepage construction des savoirslangage et savoirsstylelisibilité pratiques savantespratique lettréelecture construction des savoirstraditiontransmission pratiques savantespratique discursiveoralité Israël Ta-Shma 20 et d’autres chercheurs ont montré qu’à la base de la culture ashkénaze se trouvait une tradition orale d’origine palestinienne. Devant la percée du Talmud de Babylone, les traditions orales durent en effet assurer leur survie. Les rabbins ashkénazes cherchèrent à adapter leur mode de vie, souvent de tradition palestinienne, aux doctrines du Talmud de Babylone. Même si le Talmud devint la source principale d’autorité, la tradition palestinienne ne disparut pas et sut préserver ses coutumes. À la suite des pogromes des premières croisades (1096), en Allemagne, le centre de la culture ashkénaze se déplaça vers le nord de la France, où eut lieu une véritable révolution du savoir: les Tossafistes mirent en effet le Talmud de Babylone au centre de leurs études. À l’origine de ce mouvement se trouve l’œuvre monumentale de Rabbi Shlomo Yizẖaki, dit Rashi (1040-1105). Après avoir étudié en Allemagne, il fonda une yeshiva à Troyes, sa ville natale. Son commentaire du Talmud de Babylone était adapté à tous les niveaux de lecture. Intégré, aujourd’hui encore, dans la page même du Talmud, il permettait au lecteur érudit ou débutant de surmonter la difficulté du texte. Ce commentaire rendait le Talmud accessible à tous: il représente une étape majeure dans le processus de délocalisation et de diffusion du savoir babylonien et de ses commentaires.

30pratiques savantespratique lettréeexégèse pratiques savantespratique lettréecommentaire inscription des savoirslivrepageLe mouvement tossafiste repose sur les descendants de Rashi, comme Rabbi Jacob ben Méir de Ramerupt (Rabbénu Tam, 1100-1171), Rabbi Isaac ben Shmuel de Dampierre (Ri le Vieux, décédé autour de 1190), mais pas seulement, car l’excellence intellectuelle fut privilégiée tout autant que la filiation héréditaire. Dans ces yeshivot, on étudiait le Talmud comme un livre législatif cohérent et unifié, qui ne pouvait donc pas renfermer de contradictions. Ces lecteurs très perspicaces tissèrent des liens entre différents passages du Talmud, entre des sujets qui jusqu’alors avaient paru fort éloignés les uns des autres. Ces discussions furent résumées et ajoutées (Tossefot) au commentaire de Rashi, d’où le nom du mouvement des Tossafistes. Leur terminologie rappelle celle de la Glossa ordinaria, les gloses sur le droit romain : écrites à la même époque, elles reflètent la pensée scolastique. La méthodologie tossafiste se rapproche aussi de celle du Talmud par la recherche des contradictions et leur résolution. En raison de ces deux sources d’influence, les chercheurs restent divisés sur l’origine de ce mouvement. Certains situent les Tossafistes dans le contexte de la renaissance du xii e siècle et du droit scolastique. D’autres mettent l’accent sur les sources talmudiques et en repèrent les germes en Allemagne dès le xi e siècle. Il s’agit aussi d’un phénomène culturel où une tradition importée s’adapte au contexte local de façon à créer une nouvelle forme de savoir21.

31L’entreprise des Tossafistes confirma la victoire écrasante du Talmud de Babylone, même si ce fut au détriment des Geonim, dont l’autorité n’était plus considérée comme indiscutable. La victoire des Geonim conduisit à leur défaite : l’autorité du Talmud de Babylone se substitua à l’autorité de ceux-là mêmes qui promulguèrent le Talmud. Cependant chez les Tossafistes l’autorité conférée au texte n’est que rhétorique : ce n’est pas le texte, mais l’homme lui-même qui est le détenteur de l’autorité véritable. Celle-ci revient à celui qui sait résoudre les difficultés textuelles. Telle est la véritable révolution tossafiste : l’interprète le plus récent représente l’autorité sur le texte.

32À cette époque, la Babylonie n’était plus qu’une communauté parmi d’autres, l’ombre de sa grandeur passée. Cette ombre, cependant, a continué à jouer un rôle social et idéologique important, comme source de pouvoir déterminant. Qui prit la place de la Babylonie quand son pouvoir déclina ? La réponse est simple : le savoir babylonien, le Talmud, qui, par son autorité, permit l’indépendance des communautés dispersées.

33construction des savoirstraditiontransfertCe transfert du savoir et du pouvoir apparaît dans le nom même donné au Talmud. En Europe, ce livre fut d’abord désigné comme le Talmud de Babylone, « la doctrine de Babylonie », puis, tout simplement, comme « le Babylonien ». À partir du xii e siècle, il fut nommé par les Tossafistes : « notre Talmud ». De même qu’autrefois, pour Pirkoy ben Baboy, la Babylonie avait remplacé Sion, de même le Talmud de Babylone devint « notre Talmud », celui des juifs établis au nord de la France.

34En Orient, au xii e siècle, la Babylonie s’effaça aussi devant le savoir babylonien. L’expression la plus frappante de ce changement se trouve dans le Michné Torah de Maïmonide (1138-1205) qui, selon certains, fut le plus influent, ou tout du moins le plus connu, des érudits juifs. Légiste, philosophe, médecin et dirigeant politique, né à Cordoue, il émigra en Afrique du Nord pour finalement s’installer en Égypte. Il est l’auteur d’une œuvre législative novatrice par l’organisation des sujets traités. Maïmonide résout des controverses talmudiques et parvient à unifier des idées très diverses dans un même traité. Il explique ses intentions dès l’introduction : substituer au Talmud un nouveau livre législatif pour le peuple juif. Maïmonide appartenait à un milieu espagnol nourri de la culture babylonienne. Son livre reflète un héritage pour l’essentiel babylonien, d’où la tradition palestinienne est presque absente. Les documents retrouvés dans la Geniza, cependant, nous apprennent qu’une communauté importante de tradition palestinienne vivait dans son entourage. Comme pour les Tossafistes, l’autorité du savoir babylonien ne dépendait plus de la Babylonie réelle. De fait, Maïmonide était en conflit avec les Geonim babyloniens de son époque et, à plusieurs reprises, il rejeta leur jurisprudence, dans certains cas même avec dédain22.

35Ce rapprochement entre Maïmonide et les Tossafistes demande à être approfondi. Jusqu’à une période assez récente, les historiens considéraient que les sociétés juives d’Égypte et d’Europe du Nord au Moyen Âge représentaient deux pôles culturels diamétralement opposés. On trouvait en Égypte une culture érudite, une société ouverte aux influences extérieures, à la philosophie et aux sciences. L’Europe du Nord donnait quant à elle l’image inverse. Les historiens ne trouvaient dans ce milieu intellectuel qu’une réflexion étroite, des centres d’intérêt restreints aux seules préoccupations législatives et une hostilité déclarée envers les influences extérieures. Il est donc d’autant plus surprenant de repérer des analogies entre Maïmonide et le mouvement tossafiste en ce qui concerne le savoir et sa localisation. On peut l’expliquer tout d’abord par l’autorité presque absolue et reconnue du Talmud de Babylone, qui va de pair avec le rejet de l’autorité réelle de la Babylonie et des Geonim. On repère ensuite une série de points communs : Maïmonide et les Tossafistes se tournaient vers le texte talmudique afin de l’expliciter et d’en résoudre les contradictions. Le recours au texte se faisait de façon rationnelle et logique, dans un cadre pourtant législatif. À l’initiative de ces mouvements de pensée, on trouve des personnages charismatiques qui fondèrent un nouveau genre littéraire. Ils mirent au point des méthodes qui n’avaient presque rien en commun avec celles d’autrefois. Enfin, et c’est le plus important, leur pensée repose sur un principe révolutionnaire caché. Aborder le texte talmudique par le biais d’une réflexion rationnelle et logique permettait de s’affranchir de l’autorité du texte : l’autorité se trouvait transférée à l’homme, au légiste, à celui qui décide, au-delà du texte.

Une circulation sans frontières

36Avec les générations suivantes disparurent l’acuité intellectuelle, l’audace, le charisme et le Zeitgeist qui avaient permis le renouvellement de la pensée, le recours au texte tout en s’affranchissant de son autorité. En revanche, l’un des aspects manifestes de ce renouveau intellectuel subsista : la place centrale accordée au texte.

37Avec le déclin de la Babylonie et à la suite des révolutions des Tossafistes et de Maïmonide, le texte qui représentait l’autorité en incarna aussi la source. Dès lors, le savoir devint à lui-même son propre lieu. En lui se recomposait l’ensemble du monde juif, du nord au sud, de l’Orient à l’Occident. Le processus par lequel le savoir devint lieu de savoir commença au Moyen Âge et aboutit à l’imprimerie hébraïque au xv e siècle. Les écrits de Maïmonide arrivèrent d’abord en Orient, en Babylonie, puis en Occident, en Espagne et, de là, en Provence. Cette dernière fut alors le carrefour de différentes traditions. C’est là que Rabbi Abraham ben David de Posquière (Ravad, 1178-1120), une des figures rabbiniques dominantes de sa génération, répondit au Michné Torah de Maïmonide par un recueil de remarques (Hassagot). Dans cette œuvre, le Ravad signalait les points législatifs où la tradition provençale, rituelle et textuelle différait de celle de Maïmonide 23.

Figure 2. « Service religieux dans une synagogue », 1350, miniature extraite de la Barcelona Haggadah, Ms. 14761, fol. 6v, Londres, British Library.
« Service religieux dans une synagogue »,
            1350, miniature extraite de la Barcelona Haggadah, Ms. 14761,
            fol. 6v, Londres, British Library.

38construction des savoirstradition inscription des savoirsécritureLe fait même de confier à l’écrit une tradition locale pour freiner la propagation d’un savoir venu de l’extérieur contribua précisément à son succès et à sa diffusion. Les Hassagotdu Ravad et d’autres écrits similaires favorisèrent ainsi la réception du Michné Torah dans le monde juif, en l’adaptant aux traditions et aux lois des communautés régionales.

39L’unification, notamment autour du Michné Torah, n’excluait donc pas la pluralité. À la base se trouvait un système de pensée traditionnel : rien ne peut être effacé ou changé dans le corpus du savoir. Ainsi, c’est dans la marge des textes que furent reportées notes et modifications.

40inscription des savoirslivrepage inscription des savoirslivreimpriméAvec l’apparition de l’imprimerie, ce processus reçut une traduction visuelle étonnante. Dans les éditions imprimées du Michné Torah (à partir de 1509), le texte original de Maïmonide était entouré par les Hassagot de Ravad et d’autres commentaires d’Allemagne, de Turquie, de Pologne, etc. Ainsi, la mise en page construisit un lieu unique où se rencontrèrent l’Occident et l’Orient, le Sud et le Nord, le passé et le présent, l’interdit et le licite.

41construction des savoirstraditionOn peut analyser plus précisément ce phénomène avec le Shul an ‘Arukh (1567) de Joseph Karo [ou Caro] (1488-1575). Cette œuvre représente l’autorité la plus éminente quant à l’observance des règles de conduite juives. Déjà du vivant de l’auteur, son autorité était acceptée par l’ensemble du monde juif24. Joseph Caro naquit en Espagne. Lorsqu’en 1492 les rois catholiques Ferdinand et Isabelle expulsèrent les juifs d’Espagne, ceux-ci se réfugièrent en Afrique du Nord, en Italie, et nombreux furent ceux qui se dispersèrent dans l’Empire ottoman. Ils emportèrent avec eux leurs traditions, leur langue (ladino : judéo-espagnol) et le nom de leur terre d’origine, Espagne (Sefarad en hébreu). Joseph Caro voyagea avec sa famille jusqu’en Turquie où il grandit avant de s’installer à Safed, en Palestine. Son livre, Shul an ‘Arukh, est le symbole et l’emblème même du processus de globalisation qui prit place dans le monde juif : l’unification du savoir, son adoption dans toute la diaspora et la formation d’une culture commune à tous. Juriste et cabaliste, Caro tranche dans son livre entre les différentes opinions de ce qu’il appelle « les piliers de jurisprudence » que sont les trois œuvres codificatrices les plus importantes25. Son choix est démocratique : deux contre un. Caro parvint ainsi à réduire la tradition juive à trois courants principaux, proches les uns des autres (majoritairement de tradition babylonienne-espagnole). De ces différentes traditions il a extrait un système de codification cohérent. Son œuvre fut aussitôt diffusée en Orient (surtout parmi les expulsés d’Espagne). Lorsqu’elle parvint en Europe de l’Est, dans les grands centres juifs de Pologne, les différences avec le savoir local ressortirent plus fortement. Le savoir ashkénaze arriva en Europe de l’Est avec les juifs de l’Ashkénaze historique, c’est-à-dire de France et d’Allemagne. Tout comme les Hassagot furent une réponse à l’arrivée des Michné Torah en Provence, un illustre rabbin ashkénaze, Moses Isserles (dit Rama, 1520-1572), apporta au Shul an ‘Arukh notes et commentaires, à chaque fois que les coutumes des juifs ashkénazes différaient de la jurisprudence de Caro. L’œuvre du Rama, cependant, est moins polémique que celle du Ravad : elle se tourne vers les lecteurs pour leur signaler les différences culturelles, sans pour autant chercher à arbitrer ni à statuer sur la validité de la législation de Caro. Non seulement les Hagahot (notes) du Rama furent aussitôt imprimées avec le livre de Caro, mais elles furent intégrées dans le corps même du texte, dans des caractères différents, comme on peut le voir aujourd’hui encore. Ainsi sur une seule page coexistaient les traditions d’Orient et d’Occident, séfarades et ashkénazes, rassemblées en un seul corpus qui s’imposait à tous et donnait, en même temps, à chacun sa place.

42Le Shul an ‘Arukh constitue ainsi un lieu d’unification de la culture juive à une époque où le monde juif s’articula autour de deux pôles : ashkénaze et séfarade, tout comme, mille ans auparavant, il s’était polarisé autour de deux régions, la Babylonie et la Palestine. Dans ce cas aussi, le nom de la culture dominante est celui de la terre d’origine, en aucun cas celui des lieux où les juifs s’étaient installés. Les termes « ashkénaze » et « séfarade » ne désignent plus depuis longtemps les régions géographiques où les juifs ont vécu (respectivement, l’Allemagne et l’Espagne), bien que ces coutumes régionales se soient conservées jusqu’à aujourd’hui. À la différence de la polarité Babylonie-Palestine, ces deux centres se trouvèrent réunis au xvi e siècle dans un nouveau lieu du savoir : le livre.

Émergence de nouveaux pôles régionaux : Allemagne et Europe de l’Est

43pratiques savantespratique lettréetraductionL’unification du savoir juif au xvi e siècle est le fruit de l’amélioration des moyens de communication, en particulier de l’invention de l’imprimerie. À ces aspects techniques s’ajoutèrent d’autres facteurs d’unification, comme la vague de traductions au xiii e siècle de la littérature juive en hébreu, essentiellement à partir du judéo-arabe. Il y eut aussi le long processus d’unification et d’intégration du savoir dans une superstructure générale, même si celle-ci connut des variantes locales. La structure intellectuelle commune fut déterminante dans ce processus. Elle reflétait avant tout une conscience collective, celle d’appartenir au monde juif, qui se distinguait du milieu environnant par tout un ensemble de traits spécifiques. Elle reposait aussi sur la langue hébraïque et sur une littérature commune, biblique et rabbinique. Cette littérature ne constitue pas seulement un corpus littéraire, mais témoigne aussi d’un vocabulaire, d’une forme de pensée, d’un style, d’un ensemble d’idiomes, d’associations d’idées et de références. Commune à tous, elle rendait possible le dialogue. Elle formait le « noyau dur » de la culture juive, qui se transforma en fonction du lieu et de l’époque environnants. Sur cette base se développa une forme d’espace virtuel où se rencontrèrent les juifs du monde entier. Paradoxalement, lorsque les juifs se repliaient sur eux-mêmes, leur horizon devenait universel ; en revanche, quand ils s’ouvraient à la culture extérieure, il se réduisait au local. Ainsi quand, à Mayence, un juif écrivait en hébreu biblique ou en araméen talmudique, il ne s’adressait certes pas à ses voisins chrétiens, mais au monde juif dans son ensemble, que ce soit à Bagdad, à Barcelone, à Marrakech, à Cracovie, à Rouen ou encore à Istanbul. En revanche, un juif de Florence, qui écrivait en italien ou même en hébreu dans un style baroque, n’avait pour lecteurs que ses voisins.

44Par la suite, les différences s’accentuèrent dans le monde juif, et l’universalisme fit place à nouveau aux variations locales. Ces tendances s’accentuèrent au cours du xvii e siècle et se poursuivirent jusqu’au xviii e siècle, accompagnant la transition d’une société traditionnelle vers la société moderne. Ce processus donna le jour à différents mouvements, celui de la Haskalah (Lumières), celui du hassidisme et de l’orthodoxie26.

45Le savoir s’ancra à nouveau dans des lieux géographiques, et cet ancrage devint de plus en plus significatif : d’autres courants intellectuels apparurent dans des lieux particuliers. Le mouvement de la Haskalah, par exemple, est indissociable de l’Allemagne. Moses Mendelssohn (1729-1786) en fut le précurseur : sa traduction de la Bible et son commentaire, écrits en allemand, s’adressaient volontairement au public germanique. Puis, par la suite, se développèrent le mouvement libéral et le mouvement réformateur qui eurent un fort impact sur le judaïsme.

46En revanche, en Europe de l’Est, en Lituanie et en Pologne, en réaction contre la Haskalah et la modernité, le mouvement orthodoxe chercha à préserver la communauté des influences extérieures. Au même moment, en Ukraine, un autre mouvement mettait l’accent sur l’individu et allait transformer le judaïsme : le hassidisme, fondé par Israël ben Eliezer Baal Shem Tov (1698-1760).

47Ces différents centres ont en commun le particularisme et l’absence de communication avec le reste du monde juif. Le local prévalait sur l’universel, le particulier sur le global. Plus encore, il était parfois revendiqué comme idéologie. Ainsi, par exemple, le mouvement réformateur en Allemagne voulut-il annuler dans les prières toute référence au retour des juifs à Sion. Par ailleurs, selon une conception courante chez les Hassidim, le Zadik (le Juste) était considéré comme le représentant de la terre d’Israël, et lui rendre visite dans sa cour revenait à faire un pèlerinage à Jérusalem.

48Les juifs ne furent pas absents des mouvements nationalistes qui enflammèrent l’Europe au xix e siècle. La société juive se divisa dans son rapport au « lieu ». De façon ironique, pour mettre le peuple juif sur un pied d’égalité avec les populations européennes, le mouvement sioniste appelait les communautés à quitter l’Europe afin de retrouver leur terre d’origine. Cependant, le problème était de savoir si, comme le pensait Theodor Herzl (1860-1904), tous les juifs devaient y habiter, ou si, selon la thèse d’Eẖad ha-Am (1856-1927), cette terre était destinée à être un centre culturel pour les juifs dispersés dans le monde entier.

49Dans ce contexte, Doubnov défendit une position singulière et isolée, en essayant de combiner l’universel et le particulier, le local et le global. Doubnov, l’idéologue, appelait à l’intégration des juifs dans le système politique de leur pays de résidence, au moyen de la formation de partis politiques juifs. Il considérait la pluralité des lieux du savoir juif comme une condition fondamentale de son développement et de la préservation de son universalité.

50Doubnov, l’historien, mit ainsi au point la théorie des centres hégémoniques, conforme à son idéologie. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il avait prédit que deux centres étaient susceptibles de reprendre le flambeau, mais il ne savait lequel des deux l’emporterait. Le premier, petit mais de grande qualité, commençait à se développer en Palestine. Le second, les États-Unis, promettait réussite et expansion à la multitude des juifs d’Europe de l’Est. La Shoah qui décima les juifs d’Europe ne fit que hâter cruellement la réalisation de cette anticipation.

51Le 8 décembre 1941, lors de la dernière rafle du ghetto de Riga, Doubnov, vieillard affaibli et malade, ne parvint pas à monter dans le camion qui conduisait les juifs à la mort. Un soldat lituanien le tua sur place d’un coup de feu.

Savoirs en devenir

52espaces savantscirculationdiaspora espaces savantsterritoireétatAu lendemain de la Shoah, dès les premières années de son existence, l’État d’Israël se revendiqua comme le lieu exclusif du savoir juif. Un certain nombre d’institutions, comme l’Université hébraïque et la Bibliothèque nationale de Jérusalem, œuvrèrent pour le rassemblement du savoir juif en Israël. Le monde juif ultra-orthodoxe transféra ses yeshivot en Israël, et le nombre de leurs étudiants dépasse de loin celui des yeshivot de l’Europe de l’Est avant la Shoah. Parallèlement, depuis quelques années, se développèrent en diaspora des centres de savoirs juifs alternatifs, essentiellement aux États-Unis, mais aussi en Europe.

53Je voudrais, pour conclure, revenir aux Responsa, qui jouèrent un rôle si important dans la diffusion du savoir. Où sont-ils envoyés de nos jours ? La réponse est surprenante. Dès que les Responsa furent consacrés comme un genre littéraire, ils sortirent du champ de la vie quotidienne. Or, de nos jours, ils redeviennent un outil de normalisation de la vie quotidienne, mais aussi de la vie intime et personnelle. Ces dernières années se sont développés des sites Internet dans lesquels les rabbins proposent des solutions à des questions posées souvent de façon anonyme. Ces Responsa traitent de problèmes difficiles qui, pendant longtemps, n’avaient même pas été formulés et avaient été consciemment ignorés. Ainsi, de cette façon, le monde juif religieux fait face au monde moderne et même postmoderne.

Notes
1.

Cet article résume un chapitre de ma thèse de doctorat, « Transmission du savoir dans le monde juif au Moyen Âge », préparée à l’Université hébraïque de Jérusalem sous la direction de Robert Bonfil.

2.

Pour plus de détails voir Trigano, 1992.

3.

Doubnov, 1989, 1994 et 2001.

4.

Doubnov, 1989, p. 91.

5.

Baer, 2000.

6.

Weinfeld, 1993.

7.

Hadas-Lebel, 2003.

8.

Strack, 1986 ; Safrai, 1987.

9.

Gafni, 1997.

10.

Strack, 1986 ; Safrai, 1987.

11.

Talmud de Babylone, Pessa im, 66a; Talmud de Jérusalem, Pessa im, 33a (ch. 6, Michna 1).

12.

Levine, 2000.

13.

Brody, 1988. Bien que les Geonim babyloniens se soient installés à Bagdad au viii e siècle, on continua à les nommer les Babyloniens. Cette identification s’enracina dans la recherche moderne qui utilise toujours cette appellation. Nous avons ici un bon exemple de la thèse que je veux démontrer dans cet article : celle de la double existence du savoir juif, qui se trouve, encore de nos jours, à la fois dans un lieu réel et dans un lieu imaginaire.

14.

Terme désignant l’endroit dans la synagogue où étaient déposés les textes abîmés et hors d’usage. Ces documents, écrits en caractères hébraïques, étaient considérés pour cette raison comme sacrés et ne pouvaient pas être détruits. La Geniza de la synagogue médiévale du Caire, découverte en 1896, est de fait un trésor documentaire de tout premier plan, voir Reif, 2000. On peut également consulter : http://www.lib.cam.ac.uk/Taylor-Schechter/

15.

Spiegel, 1965 ; Brody, 1988, p. 113-121. Deux feuillets du manuscrit sont accessibles sur Internet : http://www.lib.cam.ac.uk/cgi-bin/GOLD/thumbs?class_mark=T-S_NS_275.27

16.

Grabois, 1987.

17.

Fleicher, 1979, p. 18.

18.

Bonfil, 1996.

19.

Voir par exemple Cohen, 1991 ; Shatzmiller, 1985.

20.

Ta-Shma, 1992.

21.

Nahon, 1993.

22.

Twersky, 1980.

23.

Twersky, 1962.

24.

Werblowsky, 1962 ; Ta-Shma, 1992.

25.

Il s’agit du commentaire talmudique du Rîf (Rabbi Isaac Alfasi), du Mishné Torah de Maïmonide et enfin du Arbâ’âh Tûrîm (quatre piliers) de Jacob ben Asher.

26.

Katz, 2000.

Appendix A Bibliographie

Sources
  1. Talmud de Babylone : Le Talmud. 1. Traité Pessahim, trad. de l’hébreu et de l’araméen par I. Salzer, Lagrasse, 1984.
  2. Talmud de Jérusalem : Le Talmud de Jérusalem, trad. par M. Schwab, Paris, 1878-1890, 1960, 1969.
Autres références
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  2. Bonfil, 1996 : Robert Bonfil, « Mito, retorica, storia : saggio sul “Rotolo di Ahima’az” », Tra due mondi : cultura ebraica e cultura cristiana nel Medioevo, Naples, p. 93-133.
  3. Brody, 1988 : Robert Brody, The Geonim of Babylonia and the Shaping of Medieval Jewish Culture, New Haven (Conn.).
  4. Cohen, 1991 : Gerson David Cohen, « The Story of the Four Captives », Studies in the Variety of Rabbinic Cultures, Philadelphie, p. 157-208.
  5. Doubnov, 1989 : Simon Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, trad., annot. et prés. par R. Poznanski, Paris.
  6. Doubnov, 1994 : S. Doubnov, Histoire moderne du peuple juif : 1789-1938, trad. du russe par S. Jankélévitch, épilogue trad. par Br. Bernheimer, Paris.
  7. Doubnov, 2001 : S. Doubnov, Le Livre de ma vie : souvenirs et réflexions. Matériaux pour l’histoire de mon temps, trad. du russe et annotation de Br. Bernheimer, préface de H. Minczeles, Paris.
  8. Fleicher, 1979 : Ezra Fleicher, « Réflexions sur le caractère de la poésie hébraïque en Espagne », Paamim, 2 (1979), p. 6-20 (en hébreu).
  9. Gafni, 1997 : Isaiah M. Gafni, Land, Center and Diaspora : Jewish Constructs in Late Antiquity, Sheffield.
  10. Grabois, 1987 : Aryeh Grabois, Les Sources hébraïques médiévales, I. Chroniques, lettres et Responsa, Turnhout.
  11. Hadas-Lebel, 2003 : Mireille Hadas-Lebel, Philon d’Alexandrie : un penseur en diaspora, Paris.
  12. Katz, 2000 : Jacob Katz, De la tradition à la crise. La société juive à la fin du Moyen Âge, trad. de la version anglaise par S. Courtine-Denamy, préface de B. D. Cooperman, Paris.
  13. Levine, 2000 : Lee Israel Levine, The Ancient Synagogue. The First Thousand Years, New Haven (Conn.).
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  15. Reif, 2000 : Stefan C. Reif, A Jewish Archive from Old Cairo. The History of Cambridge University’s Genizah Collection, Richmond.
  16. Safrai, 1987 : Shmuel Safrai (éd.), The Literature of the Sages, First Part. Oral Tora, Halakha, Mishnah, Tosefta, Talmud, External Tractates, in Compendia rerum iudaicarum ad Novum Testamentum, sect. 2, 3a, Assen.
  17. Shatzmiller, 1985 : Joseph Shatzmiller, « Politics and the Myth of Origins : the Case of Medieval Jews », in G. Dahan (éd.), Les Juifs au regard de l’histoire. Mélanges en l’honneur de Bernhard Blumenkranz, Paris, p. 9-61.
  18. Spiegel, 1965 : Shalom Spiegel, « Autour de la polémique de Pirqoy ben Baboy » (en hébreu), in Harry Austryn Wolfson Jubilee Volume, Jérusalem, p. 243-274.
  19. Strack, 1986 : Hermann Leberecht Strack, Introduction au Talmud et au Midrash, trad. et adapt. françaises par M.-R. Hayoun, 7e éd. revue et corrigée par G. Stemberger, Paris.
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  21. Ta-Shma, 1992 : Israël Moshe Ta-Shma, « Rabbi Joseph Caro and his “Beit Yosef” ; between Spain and Germany », in H. Beinart (éd.), Moreshet Sepharad. The Sephardi Legacy, Jérusalem, vol. 2, p. 192-206.
  22. Trigano, 1992 : Shmuel Trigano (éd.), La Société juive à travers l’histoire, 4 vol., Paris, 1992-1993.
  23. Twersky, 1962 : Isadore Twersky, Rabad of Posquieres : a Twelfth-Century Talmudist, Cambridge (Mass.).
  24. Twersky, 1980 : I. Twersky, Introduction to the Code of Maïmonides, New Haven.
  25. Weber, 1971 : Max Weber, Études de sociologie de la religion, III. Le Judaïsme antique [Das Antike Judentum], trad. de l’allemand par Fr. Raphaël, Paris.
  26. Weinfeld, 1993 : Moshe Weinfeld, The Promise of the Land. The Inheritance of the Land of Canaan by the Israelites, Berkeley.
  27. Werblowsky, 1962 : Raphaël Jehudah Zwi Werblowsky, Joseph Karo. Lawyer and Mystic, Londres.